Haïti : le silence de la baïonnette

Jean Frantzdy
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Port-au-Prince. Alors que la capitale haïtienne est à feu et à sang, un fait lourd de conséquences vient d’être révélé par le New York Times : le gouvernement haïtien aurait discrètement signé un contrat avec Erik Prince, fondateur de la tristement célèbre entreprise militaire privée Blackwater Worldwide, pour lutter contre les gangs par des opérations létales.

Des drones tueurs sont déjà actifs depuis mars, des mercenaires sont attendus, des cargaisons d’armes ont été expédiées. Le chaos sécuritaire d’Haïti est devenu le nouveau terrain de jeu des entreprises militaires privées (ESSD/SMP). Mais derrière cette intervention, une question centrale reste soigneusement évitée par les chancelleries et les grands médias :

Pourquoi Haïti n’a-t-elle pas d’armée ?
Et pourquoi ce vide militaire n’est-il jamais remis en question ?

Le précédent Blackwater : de Bagdad à Port-au-Prince

Erik Prince n’en est pas à son coup d’essai. En 2007, ses agents ouvraient le feu sur des civils en Irak, tuant 17 personnes sur la place Nisour. Blackwater devient alors un symbole mondial de l’impunité des mercenaires sous contrat avec Washington.

Erik Prince, fondateur de BlackWater, Xe Services, Academi

Depuis, la société a été rebaptisée (Xe Services, puis Academi) et revendue, mais Prince continue ses affaires. Il fonde Frontier Services Group, soutenu par des intérêts chinois (Citic Group), déploie ses hommes en Afrique, propose ses services à l’Équateur, et aujourd’hui, revient en Haïti par la grande porte.

Une carte publiée par Le Monde en 2018 retraçait déjà les opérations globales de cette “armée privée mondiale”. Haïti en devient aujourd’hui une étape centrale.

Haïti désarmée : le grand tabou post-Aristide

Le cœur du scandale est là. Depuis 1995, Haïti n’a plus d’armée nationale. Une anomalie mondiale. L’histoire est méconnue : après avoir été renversé par un coup d’État militaire en 1991, Jean-Bertrand Aristide revient au pouvoir en 1994 grâce à l’intervention américaine “Uphold Democracy”.

Mais cette restauration démocratique a un prix. Sous pression des États-Unis, et avec l’aval de l’Organisation des États Américains (OEA), Aristide dissout purement et simplement les Forces armées d’Haïti (FAd’H).

L’OEA, organisme régional créé en 1948 à Washington, se présente comme le garant de la démocratie dans l’hémisphère. Son rôle dans la dissolution d’une armée nationale souveraine, sans consultation populaire, reste pourtant largement impuni et non débattu.

Depuis, la sécurité d’Haïti repose sur une police sous-équipée, infiltrée, débordée. Et le pays devient dépendant de forces étrangères ou d’ESSD pour assurer sa propre défense.

Amarante : la présence française dans l’ombre

Pendant qu’Erik Prince s’installe, la France n’est pas en reste. En novembre 2023, Amarante International, société de sécurité fondée par d’anciens cadres du renseignement français, décroche le marché de la protection de la délégation européenne à Haïti.

L’information, publiée par La Lettre A, n’est jamais reprise dans les grands titres. Pourtant, un arrêté ministériel officiel du 17 octobre 2023 atteste qu’Amarante bénéficie du statut de “partenaire de la défense nationale” (JO n°248).

Amarante, qui n’a pas de filiale directe en Haïti, opère via des partenaires locaux non divulgués. Cette opacité ajoute une strate à la privatisation sécuritaire d’Haïti, cette fois sous bannière européenne.

L’ordre global des ESSD : Document de Montreux et Code de Conduite

Le système s’institutionnalise.
En 2008, 17 pays signent le Document de Montreux, qui encadre les obligations des États vis-à-vis des ESSD. Il est suivi par le Code de conduite international de Genève (ICoC), auquel adhèrent les entreprises elles-mêmes.

La France y est partie prenante, même si ses entreprises (contrairement aux anglo-saxonnes) y sont peu représentées. L’objectif : donner une légitimité juridique à des pratiques autrefois jugées illégales ou amorales.

Chronologie des faits majeurs

1804 – Indépendance d’Haïti

1825 – Charles X impose à Haïti une “indemnité” de 150 millions de francs-or pour “indemniser” les colons français

1838 – Réduction officielle de la dette à 90 millions de francs (via traité)

1880s–1947 – Remboursement progressif de la dette à travers des emprunts successifs contractés auprès de banques françaises et américaines

1947 – Haïti achève le dernier paiement de la dette dite “d’indépendance”, marquant la fin de 122 ans de saignement économique au profit de la France

1991 – Coup d’État contre Aristide

1994 – Intervention militaire américaine (Clinton)

1995 – Dissolution de l’armée haïtienne

2007 – Massacre de la place Nisour par Blackwater

2017 – Tentative avortée de reconstitution des FAd’H

2023 – Amarante devient partenaire de la Défense en France

2024 – Amarante sécurise la délégation européenne à Haïti

2025 – Contrat secret entre Erik Prince et le gouvernement haïtien

Et les familles françaises ? Et les intérêts coloniaux ?

Des familles comme de Sercey, Kieffer, Begouën ont bâti leur fortune en Haïti à l’époque coloniale. Certaines ont été indemnisées après l’abolition de l’esclavage. D’autres ont maintenu des intérêts via des entreprises, banques ou réseaux diplomatiques.

Aujourd’hui encore, des groupes comme TotalEnergies, CMA CGM, Air France ou Amarante sont présents sur place, parfois indirectement. La France est là — mais dans l’ombre.

Ce qu’on refuse d’entendre

Ce que montre le cas haïtien, ce n’est pas une simple crise sécuritaire.
C’est une refondation du pouvoir par la soustraction souveraine, un État sans armée, une société désarmée face à la violence, dont la défense devient un marché privé.

La seule vraie solution — la reconstitution d’une armée haïtienne souveraine, encadrée, moderne et républicaine — est soigneusement évitée. Parce qu’elle gênerait les intérêts de ceux qui profitent du chaos.

Et c’est là le vrai scandale : non pas qu’Erik Prince revienne — mais que l’armée haïtienne, elle, ne revienne jamais.

Sources

  1. New York Times, 28 mai 2025
  2. Le Monde, 11 février 2018
  3. La Lettre A, 4 janvier 2024
  4. JORF n°248, Arrêté du 17 octobre 2023
  5. Document de Montreux (2008)
  6. ICoC (International Code of Conduct), Genève
  7. Archives RAND, Mandate for Leadership
  8. Entretien croisés et documents fournis par Hume.media
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J. Frantzdy est un analyste politique et géopolitique, fondateur de Hume.Media et créateur du concept Sentinélisme, mais il se décrit comme Filostreamer. Avec son style sarcastique et cynique, il décrypte l’actualité sans concession, mêlant ironie mordante et rigueur analytique. Actif sur TikTok (226K abonnés) et d’autres plateformes, il aborde des sujets complexes avec une approche stratégique et stoïque, s’appuyant sur le rapport de force comme clé de lecture du monde. Ses vidéos oscillent entre humour noir et réflexion profonde, tout en incitant à penser par soi-même. Créateur du format MVM4, il déconstruit les discours dominants avec une grille d’analyse en quatre mouvements : Observation, Identification, Fragmentation, Association/Défragmentation. Sa maxime : "On va tous mourir, oui, mais pas tout de suite."
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