L’Homme qui devint Drone

Jean Frantzdy
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Ce que Heidegger avait vu venir, ce que la guerre par drones accomplit.

Dans un monde saturé de rationalité technicienne, nous voilà devenus — sans doute irréversiblement — des choses. Non pas des sujets utilisant des objets, mais des objets se croyant sujets. Ce glissement n’a rien de spectaculaire. Il est silencieux. Insidieux. Et surtout : stratégique.

Les drones ne sont pas une évolution technique parmi d’autres. Ils sont la matérialisation visible d’un tournant métaphysique : l’absorption de l’homme dans l’étant, selon le langage heideggérien. Loin d’être de simples outils, les drones sont les objets-miroirs d’une guerre où ce ne sont plus les soldats qui font la guerre, mais les protocoles, les algorithmes, les boucles logistiques de signal — et l’homme ? L’homme surveille, corrige ou recharge. Il est en voie de disparition dans l’acte même de guerre qu’il a pourtant initié.

Le dossier ukrainien, analysé par Business Insider et le rapport RAND, révèle une explosion de la production de drones low-cost, montés à la main, souvent à base de pièces chinoises, bricolés dans des caves. 4,5 millions de drones attendus en 2025. Tous capables de voir, frapper, rentrer dans un tank ou s’écraser contre un navire. Tous conçus pour rendre l’homme dispensable.

Mais ce n’est pas la mort du soldat qui inquiète. C’est la dissolution du sujet. L’humain devient une fonction, un module, un opérateur dans une architecture qui l’absorbe. Ce phénomène est lié à deux dynamiques : la saturation d’informations, d’objets, de systèmes interconnectés — et la délégation de nos responsabilités aux machines que nous programmons. À force de tout déléguer — la visée, la frappe, l’analyse, la décision — nous nous évacuons nous-mêmes.

Heidegger aurait parlé ici de Gestell, l’arraisonnement. Non pas la technique comme simple moyen, mais comme cadre ontologique qui reformule tout le réel en termes de stock, d’efficacité, d’optimisation. Le drone n’est donc pas un outil ; il est la preuve que nous avons accepté de tout traduire en disponibilité opérationnelle — jusqu’à nous-mêmes.

Le Golden Dome américain, l’ambition de Trump de créer un réseau anti-drones et anti-missiles, entre directement dans cette logique : se protéger non pas en pensant, mais en empilant les couches de systèmes. En croyant qu’accumuler des objets protégera de ce que ces objets révèlent : que nous ne maîtrisons plus rien. Pas même la guerre que nous prétendons mener.

Les articles montrent que le véritable basculement stratégique, c’est l’économie même de la guerre : le drone coûte 200 $ et détruit un appareil à 30 millions. La logique n’est plus celle de la bravoure, du front, du sacrifice : c’est celle de l’efficacité comptable. L’homme y est obsolète. Et consentant.

Heidegger écrit dans Être et Temps que l’homme peut se perdre dans l’étant, dans l’oubli de l’être, en devenant simplement celui qui gère. Aujourd’hui, l’homme gère ses drones comme il gère ses stocks ou ses notifications. Il n’est plus celui qui pense, mais celui qui délègue. Il est devenu le prolongement fonctionnel de l’objet qu’il croyait maîtriser.

Vers une guerre ontologique

Mais alors, que combat-on, dans cette guerre robotique ?

On ne combat plus une armée. On neutralise des flux. On désactive un réseau logistique. On interrompt la chaîne de décision adverse. Il ne s’agit plus de tuer, mais de supprimer la possibilité d’agir.

C’est ici que la notion de biopouvoir entre en scène : les drones ne visent pas les corps. Ils visent les capacités de décision, les protocoles vivants. Ils imposent une sélection entre ce qui peut continuer à fonctionner et ce qui doit s’éteindre.

Derrière le drone, il n’y a plus le soldat. Il y a l’algorithme qui décide s’il doit frapper. L’Ukraine teste déjà des IA de ciblage autonomes, capables d’agir même en cas de coupure de liaison. C’est une guerre sans témoin. Et sans remords. Une guerre de la vitesse, du signal, de l’oubli.

Et dans ce processus, le drone devient notre double. Nous nous y reflétons : il est l’objet que nous utilisons, mais aussi celui que nous devenons. À force de penser comme lui — optimiser, viser, neutraliser — nous cessons de penser tout court. Nous ne réfléchissons plus au sens de la guerre. Nous la menons comme une gestion de stocks, de cibles, de feedbacks.

« L’essence de la technique n’est rien de technique. »

Heidegger le disait déjà en 1954

Autrement dit : la technique est un destin ontologique, pas un outil. Le drone n’est pas qu’un objet volant. Il est la forme achevée de notre renoncement.

En bref

Il ne reste plus qu’à constater :
Nous sommes entrés dans la guerre post-humaine.

L’ennemi n’est pas un autre homme, c’est le fait de continuer à fonctionner.

Nous ne gagnerons pas cette guerre en produisant plus de drones, ni même de meilleurs drones.
Nous la gagnerons — peut-être — en redevenant capables de penser.
De penser la guerre.
De penser la technique.
De penser notre propre désertion intérieure.

Et ça, aucun drone ne le fera à notre place.

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J. Frantzdy est un analyste politique et géopolitique, fondateur de Hume.Media et créateur du concept Sentinélisme, mais il se décrit comme Filostreamer. Avec son style sarcastique et cynique, il décrypte l’actualité sans concession, mêlant ironie mordante et rigueur analytique. Actif sur TikTok (226K abonnés) et d’autres plateformes, il aborde des sujets complexes avec une approche stratégique et stoïque, s’appuyant sur le rapport de force comme clé de lecture du monde. Ses vidéos oscillent entre humour noir et réflexion profonde, tout en incitant à penser par soi-même. Créateur du format MVM4, il déconstruit les discours dominants avec une grille d’analyse en quatre mouvements : Observation, Identification, Fragmentation, Association/Défragmentation. Sa maxime : "On va tous mourir, oui, mais pas tout de suite."
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