Inde, mode d’emploi : de « l’ambassadeur Gor » à la puissance Dasein

Jean Frantzdy
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Tout commence par une nomination qui ressemble à une anecdote de politique intérieure américaine : Semafor annonce, le 28 août 2025, que Sergio Gor, 38 ans, bras droit de Donald Trump pour les nominations, est propulsé vers le poste d’ambassadeur des États-Unis en Inde, avec une casquette d’envoyé spécial pour l’Asie du Sud et centrale. Derrière le CV court en diplomatie, un signal : pour Washington, l’Inde n’est plus un “dossier” qu’on confie aux professionnels du protocole, mais un centre de gravité qu’on aborde par accès direct au sommet — quitte à bousculer les codes jusqu’à l’audition du Sénat attendue, au mieux, en 2026.

Cette dépêche, posée là, ne dit sa portée qu’une fois replacée dans le décor des Global Swing States (CNAS, juin 2025), du Quad “phase 2” (CNAS, juin 2025) et de la longue perspective économique à 2050 (PwC, 2017). Et dans un contre-champ très français : Rafale, production locale, coopérations technologiques — tout ce qui permet à New Delhi d’acheter occidental sans s’installer sous parapluie américain.

Le rapport Global Swing States fournit d’abord la grammaire : Brésil, Inde, Indonésie, Arabie saoudite, Afrique du Sud, Turquie — six puissances “multi-alignées” dont les choix font baisser ou monter le mercure de l’ordre mondial. À cette aune, l’Inde est l’exemplaire parfait : démographie, économie, diplomatie des forums, refus des alliances exclusives. Surtout, ces États demandent de la politique “au sommet” : du temps présidentiel, de la décision plus que de la procédure. La trajectoire de Gor prend sens ici : on privilégie l’accès et la transaction, car l’Inde se traite en priorité stratégique, pas en dossier routinier. 

Deuxième plan, l’outil : le Quad. La “phase 2” décrite par le CNAS n’est pas un OTAN asiatique, mais une fabrique de normes et de résilience : conscience de situation maritime (IPMDA), sécurisation des câbles sous-marins, chaînes de valeur et standards techno alternatifs à la Digital Silk Road chinoise. C’est précisément le format que l’Inde accepte : ferme sur la mer et les tuyaux, souple sur l’étiquette. Rien qui enferme, tout ce qui structure.

Troisième plan, la France. Le 28 avril 2025, New Delhi et Paris scellent l’achat de 26 Rafale Marine pour la marine indienne, livraisons échelonnées de 2028 à 2030. Deux mois plus tard, Dassault et Tata annoncent la production de fuselages à Hyderabad — première ligne hors de France — avec des premières sections visées en 2028. À la fin d’août, des indices filtrent sur un choix de motoriste français pour le futur chasseur de 5e génération. Traduction : l’Inde achète occidental sans acheter américain ; elle localise ; elle diversifie ; elle “sécurise” sa souveraineté dans la supply chain. Paris, puissance non hégémonique mais technologiquement crédible, devient la relation qui donne de la capacité sans exiger l’âme.

Quatrième plan, l’horizon long. PwC, en 2017, projetait une bascule où l’Inde, en parité de pouvoir d’achat, talonnerait la Chine et dépasserait les États-Unis d’ici 2050. Huit ans de chocs plus tard (pandémie, guerres, fragmentation), la grande ligne tient : l’Inde a changé de taille politique. Mais la qualité de la puissance — l’infrastructure, le revenu par tête, la capacité à écrire les standards — se joue maintenant, dans la décennie qui vient.

Et puis, il y a l’image du moment : Modi serrant la main de Xi à Tianjin (31 août – 1er septembre 2025), première visite croisée en six ans. Ce n’est pas une conversion, c’est une respiration. Après Galwan, après l’alignement naval avec le Quad, l’Inde renvoie à Washington — qui vient de durcir les tarifs — ce message simple : elle ne se laissera pas assigner à résidence géopolitique. Elle rouvre l’espace entre hostilité et coexistence, elle garde l’initiative.

C’est ici que la “boîte noire” de la décision s’ouvre : Schmitt, Heidegger, Foucault, Smuts. Schmitt d’abord : “est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle”. L’Inde moderne est schmittienne sans le dire : elle tient en réserve la faculté d’interrompre l’alignement au moment choisi, d’appeler “ami” aujourd’hui celui qu’elle pourra tenir demain pour “hostis” — ennemi public, non ennemi absolu à diaboliser. En se gardant de la croisade morale, elle préserve l’épaisseur du politique : le champ où l’on peut encore reculer, recomposer, renégocier.

Heidegger ensuite : l’Inde n’additionne pas des alliances, elle habite un monde. Routes maritimes, normes 5G, diasporas, données, climat : un tissu de “prêts-à-porter” qui fait style d’existence. Sa politique étrangère est un art de l’“être-avec” sans fusion, du projet étalé dans le temps (2030, 2047, 2050), où chaque mesure industrielle ou réglementaire réoriente l’horizon qu’elle se donne.

Foucault donne le moteur : la politique comme poursuite de la guerre dans les dispositifs. L’Inde excelle à déplacer les lignes sans fanfare : localisation des données, clauses de performance, consortiums de semi-conducteurs, standard-setting. Celui qui écrit la norme gouverne sans tirer un coup de feu. 

Smuts, enfin, révèle la forme : BRICS + Quad + G20 + France + corridors = une totalité vivante. Une puissance qui se ferme (autonomie techno, défense, souveraineté des données) et s’ouvre (capitaux, marchés, diasporas, normes) dans un même mouvement, comme un organisme régule ses échanges. La cohérence, pas la collection.

De là découle la question onusienne. Oui, l’Inde a la stature d’un membre permanent du Conseil de sécurité ; non, elle n’attendra pas que la porte cède. Le veto chinois, les réticences américaines, l’inertie des formes — tout suggère que la réforme restera lente. Alors l’Inde réforme par contournement : BRICS+, corridors multimodaux, clubs techno, Quad soft, partenariats franco-indiens. Elle ne sort pas de l’ordre, elle y inscrit ses exceptions. C’est cela, au fond, une puissance Dasein : décider de soi en habitant le monde, et peser sur l’ordre sans avoir besoin d’en faire un absolu.

Sources (ordre chronologique des événements et des rapports)

  • Semafor, “Ambassador Gor: Trump’s hiring chief on fast track to India”, 28 août 2025.
  • Council on Foreign Relations, “China–India Reset? What to Know About the Modi–Xi Summit”, 28 août 2025 (sommet OCS : 31 août–1er septembre, Tianjin).
  • Financial Times, couverture du sommet OCS et de la visite de Modi en Chine, 30 août 2025.
  • Reuters, “India signs $7.4bn deal with France to buy 26 Rafale fighter jets”, 28 avril 2025.
  • Ambassade de France en Inde, note officielle sur l’accord Rafale M et le calendrier des livraisons (consultée mai 2025).
  • Reuters, “Dassault and Tata to produce Rafale fuselage in Hyderabad”, 5 juin 2025.
  • BFMTV, “L’Inde prête à acheter de nouveaux Rafale…”, 25 août 2025.
  • Avions Légendaires, “L’Inde préfère la France aux États-Unis pour motoriser son chasseur de 5e génération”, 28 août 2025.

Rapports et corpus

  • CNAS, Global Swing States and the New Great Power Competition, juin 2025.
  • CNAS, Quad: The Next Phase, juin 2025.
  • PwC, The World in 2050: The Long View, février 2017.
  • Carl Schmitt (dossier), Décision et souveraineté — sur la décision et l’exception.
  • Michel Foucault, Il faut défendre la société (Cours 1975–76) — politique, guerre, gouvernementalité.
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J. Frantzdy est un analyste politique et géopolitique, fondateur de Hume.Media et créateur du concept Sentinélisme, mais il se décrit comme Filostreamer. Avec son style sarcastique et cynique, il décrypte l’actualité sans concession, mêlant ironie mordante et rigueur analytique. Actif sur TikTok (226K abonnés) et d’autres plateformes, il aborde des sujets complexes avec une approche stratégique et stoïque, s’appuyant sur le rapport de force comme clé de lecture du monde. Ses vidéos oscillent entre humour noir et réflexion profonde, tout en incitant à penser par soi-même. Créateur du format MVM4, il déconstruit les discours dominants avec une grille d’analyse en quatre mouvements : Observation, Identification, Fragmentation, Association/Défragmentation. Sa maxime : "On va tous mourir, oui, mais pas tout de suite."
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