L’Allemagne dirige l’orchestre énergétique pendant que l’Europe patauge

Jean Frantzdy
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Le chaos énergétique sous-contrôle

On croyait l’Allemagne prise au piège : sortie du nucléaire, dépendance au gaz russe, guerre en Ukraine, sabotage des pipelines Nord Stream… et pourtant, le pays a tout absorbé. Mieux encore : Berlin semble avoir traversé les secousses comme une machine. Non pas parce qu’elle n’a pas subi de chocs, mais parce qu’elle les avait prévus, intégrés, amortis. Voici l’histoire d’un chaos entièrement maîtrisé.

PériodeÉvénementImpact
1990Réunification : héritage de parcs charbon et nucléaire inefficaces à l’EstCapacité installée passe de ~100 GW (RFA-Ouest) à ~120 GW, nombreux vieux sites à moderniser .
2000Loi sur les Énergies renouvelables (EEG)Tarifs d’achat garantis pour éolien/solaire : EnR de 5 % (1990) à 20 % (2010).
2000Premier Atomausstieg : fermeture de 12 réacteurs d’ici 2022Début du recul de l’atome, équilibre mix thermique/EnR .
2011Mise en service de Nord Stream 1 (Baltique)55 milliards m³/an de gaz russe vers l’Allemagne, contourne l’Ukraine, renforce la dépendance.
2011–2015Fermeture accélérée de 8 réacteurs après FukushimaNécessité de compenser par charbon et EnR .
2016Loi charbon 2038 et fonds de transition pour minesPlan de sortie du lignite/charbon (2038, possible 2030), soutien aux régions minières .
2018–2021Construction de Nord Stream 2 (duplicata de NS1, 55 milliards m³/an)Projet controversé, financé par Gazprom + consortium européen, renforce encore la dépendance.
2022Guerre en Ukraine : suspension de la certification de NS2 (22 février) et sabotage des pipelinesNS2 jamais mis en service ; NS1 coupé en août 2022 ; traumatisme gazier, accélération GNL et contrats Norvège (10 Gm³/an).
2023Arrêt des 3 derniers réacteurs nucléaires (15 avril)Fin de l’atome civil, dernier recours fossiles/EnR .
2024–2025Partenariats “pivot Est” : Azerbaïdjan, Kazakhstan, Ouzbékistan (hydrocarbures, minerais)Diversification vers Asie centrale/mineure, sécurisation gaz, pétrole et matières critiques .
Depuis 2025Lancement de la filière fusion civile (Marvel Fusion à Greifswald, partenariat LLNL)Ambition d’un démonstrateur électrique par fusion d’ici 2033, leadership technologique .

2000 : l’Energiewende, pas une improvisation

L’an 2000 marque le véritable point de départ. Deux décisions structurantes sont prises : la loi EEG garantit des tarifs d’achat pour le solaire et l’éolien, tandis que le gouvernement Schröder (SPD-Verts) lance le premier calendrier de sortie du nucléaire. Ce n’est pas une utopie verte, c’est une stratégie industrielle. Dès lors, la montée en puissance des énergies renouvelables s’enclenche sur fond de maîtrise juridique et fiscale du réseau électrique. En 2000, les renouvelables représentent à peine 6,6 % de l’électricité produite. En 2023, elles pèsent 46,3 %. Ce n’est pas un virage. C’est une montée en puissance continue, calibrée, subventionnée.

Nord Stream : un levier, pas une laisse

Quand Nord Stream 1 entre en service en 2011, Berlin affiche un partenariat stable avec Moscou. Mais derrière ce lien apparent se cache un calcul froid : contourner l’Ukraine, maîtriser le coût d’approvisionnement, et surtout… gagner du temps. Car l’Allemagne ne veut pas du gaz russe pour l’éternité, elle le veut pour la transition.

Les contrats sont long terme mais flexibles. Le stockage est massif. L’investissement dans les alternatives est déjà lancé. Mais Berlin ne mise pas tout sur Moscou. En parallèle, elle construit une architecture de diversification :

  • Contrats de long terme avec la Norvège (Equinor),
  • Déploiement de stockage souterrain : l’Allemagne détient 24 Gm³ de capacité, soit 23 % du stockage de l’UE,
  • Terminals GNL (Gaspipelines) : capacité croissante après 2022,
  • Accords avec Qatar, USA, interconnexions avec Belgique, Pays-Bas, Pologne.

Nord Stream n’est pas une dépendance. C’est un risque calculé. Et l’Allemagne s’y engage… en connaissance de cause.

Fukushima : l’accident opportun

La catastrophe nucléaire japonaise de 2011 ne fait qu’accélérer un processus déjà en cours. Merkel annonce la fermeture des 8 premiers réacteurs, mais cette décision est tout sauf émotive. Elle inscrit l’Allemagne dans un double tempo : sortir du nucléaire tout en profitant du gaz russe. C’est l’équilibre entre précaution politique, transition industrielle et projection stratégique.

Guerre en Ukraine : coupure annoncée, réponse immédiate

Lorsque la Russie envahit l’Ukraine en 2022, l’Allemagne se retrouve au centre de l’ouragan. Nord Stream 2 est gelé, Nord Stream 1 saboté. Berlin perd 55 % de son approvisionnement en gaz en moins d’un an​. Et pourtant, la réponse est immédiate : terminaux flottants de GNL, contrat de substitution avec la Norvège (10 Gm³/an), accords avec les USA, et reconfiguration rapide du mix. Le chaos n’a pas surpris Berlin. Il était intégré au scénario. Ce n’était pas une erreur de calcul : c’était un test de robustesse.

Le “pivot Est” : absorption périphérique, expansion géoénergétique

Simultanément, Berlin se projette vers :

  • L’Azerbaïdjan, avec qui la Commission européenne signe en 2022 un accord pour doubler les livraisons de gaz via le corridor Sud (TANAP + TAP)​
  • Le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, et le Turkménistan, sources de lithium, uranium, terres rares,
  • Une stratégie assumée de sécurisation “post-russe” de ses approvisionnements.

La carte énergétique se déplace à l’Est. Et l’UE avec.

Fusion nucléaire : Marvel Fusion, Greifswald, LLNL

En parallèle, Marvel Fusion installe à Greifswald un démonstrateur de fusion inertielle. Le projet reçoit le soutien du gouvernement fédéral et repose sur une collaboration technologique avec le Lawrence Livermore National Laboratory (LLNL) américain​.

La nouvelle coalition (CDU–SPD–Verts) a inscrit dans son contrat 2021–2025 que l’Allemagne accueillera le premier réacteur civil à fusion producteur d’électricité d’ici 2033​.

Pendant que les autres réparent leurs centrales à charbon, Berlin vise le soleil.

NomType de fusion / RôleLocalisationParticularité
Focused EnergyFusion inertielle (laser ultra-intense)DarmstadtCollaboration avec LLNL (USA), microcibles DT, fusion rapide par impact laser
Wendelstein 7-X (IPP)Stellarator (fusion magnétique)GreifswaldPlus grand stellarator opérationnel, test de stabilité plasma sur longue durée
IPP Garching (ASDEX Upgrade)Tokamak, simulation plasmaGarching (près de Munich)Partenaire ITER, modélisation, diagnostics plasma
KIT (Karlsruhe)Recherche matériaux, sécurité, neutronique, soutien à DEMOKarlsruheDéveloppement d’éléments pour réacteurs de 2e génération
HZDR (Dresde)Laser, interaction plasma, soutien à la fusion inertielleDresdeCollaborations scientifiques avec Focused Energy, technologie laser haute énergie
RWTH Aachen, TUM, Stuttgart, JenaRecherche universitaire (EUROfusion)Aix-la-Chapelle, Munich, Stuttgart, JenaContribution fondamentale aux plasmas, lasers, matériaux, projets européens

L’exemple espagnol : quand le récit s’effondre

Le 29 avril 2025, près de 10 millions de foyers en Espagne et au Portugal se retrouvent privés d’électricité sans explication claire. Le réseau national tombe partiellement. Les causes officielles sont floues, les responsabilités s’évaporent. Et pourtant, jusqu’à la veille, l’Espagne était glorifiée pour sa “transition exemplaire” vers un mix 100 % renouvelable.

Le black-out met fin au storytelling.

Pendant que certains vendent des récits héroïques sur la transition verte, l’Allemagne, elle, ne raconte pas : elle stabilise, stocke, redirige, prévoit.

Le solaire espagnol brille dans les rapports, mais pas dans les foyers.
L’éolien allemand ne fait pas de poésie — il tient les lampes allumées.

En bref le désordre est un plan

Ce que d’autres pays ont vécu comme une suite de crises (Fukushima, Ukraine, Nord Stream, crise climatique), l’Allemagne l’a traité comme une suite d’étapes. Pas à pas, crise par crise, Berlin a monté une architecture énergétique résiliente, prévisible, multipolaire et pilotée.

L’Allemagne ne subit pas l’Histoire énergétique : elle l’écrit, en silence.

Sources principales :

  1. Congressional Research Service (2020) – European Energy Security: Options for EU Gas Diversification
  2. La Tribune, Fusion nucléaire : l’Allemagne donne un coup d’accélérateur avec Marvel (2024)
  3. Focused Energy, Marvel Fusion (2024–2025)
  4. RiffReporter – Koalitionsvertrag & Fusion Strategy (2024)
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J. Frantzdy est un analyste politique et géopolitique, fondateur de Hume.Media et créateur du concept Sentinélisme, mais il se décrit comme Filostreamer. Avec son style sarcastique et cynique, il décrypte l’actualité sans concession, mêlant ironie mordante et rigueur analytique. Actif sur TikTok (226K abonnés) et d’autres plateformes, il aborde des sujets complexes avec une approche stratégique et stoïque, s’appuyant sur le rapport de force comme clé de lecture du monde. Ses vidéos oscillent entre humour noir et réflexion profonde, tout en incitant à penser par soi-même. Créateur du format MVM4, il déconstruit les discours dominants avec une grille d’analyse en quatre mouvements : Observation, Identification, Fragmentation, Association/Défragmentation. Sa maxime : "On va tous mourir, oui, mais pas tout de suite."
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