Récemment, une jeune femme iranienne, Ahou Daryaei, a défié les autorités en se dévêtant devant l’université Azad de Téhéran, protestant contre le code vestimentaire imposé par le régime. Cet acte, jugé radical, a immédiatement fait écho au mouvement “Femme, Vie, Liberté,” qui persiste depuis la mort de Masha Amini en septembre 2022. Pourtant, cet événement a aussi révélé des perceptions divergentes, particulièrement entre l’Occident et ceux qui critiquent son intervention dans les affaires culturelles d’autres pays. Au-delà de la protestation, que voyons-nous réellement dans cet acte ?
1. La projection française : entre relativisme et mauvaise foi
Pour certains décoloniaux et pro-voile en France, la critique occidentale du régime autoritaire iranien apparaît hypocrite. En effet, ils voient dans cette dénonciation une contradiction : en France, les femmes musulmanes ne peuvent pas porter le voile à l’école et dans certains lieux publics, ce qui, à leurs yeux, résonne avec la répression des libertés en Iran. Ce point de vue relève de ce que la psychologie appelle une projection, un mécanisme par lequel une personne projette sur autrui sa propre expérience ou son histoire, croyant y retrouver les mêmes dynamiques.
Cette projection n’est pourtant ni exacte ni dénuée de risques. Comparer la situation en France avec celle de l’Iran entraîne un relativisme qui occulte les réalités fondamentales. En Iran, le port du voile est un instrument d’oppression mortel, et la transgression des règles peut conduire à des violences physiques, voire à la mort. Comparer la France et l’Iran sur la question du voile revient à mettre sur un pied d’égalité un pays qui applique des restrictions dans un cadre institutionnel et un régime autoritaire qui utilise le voile comme un moyen de contrôle et de répression. En France, les femmes ont le choix de porter ou de ne pas porter le voile dans la majorité des espaces, sans crainte d’une répression létale. Mettre la France et l’Iran sur un pied d’égalité en matière de droits des femmes constitue une distorsion choquante de la réalité.
2. L’Occident et le mythe de la liberté universelle
À l’opposé, l’Occident voit dans le geste d’Ahou Daryaei un appel à la démocratie, à la liberté, à l’inclusion – des valeurs qui forment le socle de son propre récit. La récupération de cet acte par le mouvement “Femme, Vie, Liberté” en est une parfaite illustration. Pour les Occidentaux, la lutte contre un régime autoritaire est spontanément associée à une quête de liberté et de démocratie. Or, cette lecture simpliste projette un désir d’occidentalisation sans prendre en compte les spécificités culturelles et historiques des peuples en question.
Tous les peuples ne recherchent pas la démocratie dans le sens occidental du terme. En Chine, par exemple, ce n’est pas la démocratie à tout prix qui prime, mais plutôt une quête de sécurité et de stabilité. En Iran, le besoin d’autonomie, d’indépendance et de souveraineté reste une aspiration fondamentale, mais elle ne s’exprime pas nécessairement en termes de démocratie occidentale. Ahou Daryaei incarne sans doute la volonté de briser les carcans imposés par le régime, mais interpréter cet acte comme un appel à “plus d’Occident” est une réduction de son sens profond.
3. Le chemin iranien : un besoin d’autonomie étouffé
Pour comprendre les tensions de la société iranienne, il est essentiel de revenir à l’histoire d’un pays qui a cherché, à chaque tournant de son histoire, à tracer une voie autonome. Berceau de la civilisation mésopotamienne, terre de Cyrus le Grand et du zoroastrisme, l’Iran a toujours aspiré à une identité distincte. Même avec l’introduction de l’islam, l’Iran a forgé un islam particulier, s’éloignant de l’autorité ottomane. Après avoir expérimenté diverses formes de gouvernance – monarchie, parlementarisme, clergé avec la révolution islamique –, le pays a lutté pour s’émanciper des influences étrangères, qu’elles soient islamiques, coloniales, ou occidentales.
Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est un Iran tiraillé entre l’héritage de sa quête d’autonomie et l’autoritarisme du régime clérical. Les jeunes générations expriment un désir de liberté, mais celui-ci est entravé par le pouvoir des mollahs, qui impose une vision de l’islam déconnectée des aspirations individuelles de la société iranienne. Ce régime étouffe la créativité d’un peuple qui cherche à libérer sa volonté de puissance, tantôt réprimé par l’islamisme rigoriste, tantôt instrumentalisé par des idéaux de démocratie importés par l’Occident.
4. L’idéation : la cage de la radicalité impuissante
Nous touchons ici au concept d’idéation, cette aliénation de l’esprit qui pousse les individus à s’attacher à des idées et des symboles abstraits au détriment du réel. L’idéation est un processus par lequel la pensée devient mécanique, limitée à des schémas répétitifs, cherchant des réponses dans des structures préexistantes sans jamais vraiment toucher la réalité. Cet état mental, où l’idée supplante l’expérience directe, a pour conséquence d’enfermer la société dans une radicalité sans issue.
Ahou Daryaei, comme la cause palestinienne ou d’autres mouvements idéologiques contemporains, incarne cette radicalité impuissante. En se dénudant, elle se présente comme le symbole d’un combat sans solution immédiate, un acte courageux mais condamné à la stérilité face à l’autoritarisme de son pays. Cette radicalité impuissante devient une habitude, une forme de confort sécurisant dans l’échec, un cercle vicieux dans lequel persister malgré l’absence de résultat tangible, un peu comme une addiction.
5. Notre propre impuissance, notre propre échec
À travers le regard que nous posons sur Ahou Daryaei, nous voyons nos propres paradoxes. Entre la projection française et le mythe occidental de la liberté, personne ne semble regarder ce qui se passe réellement en Iran. Le geste d’Ahou est interprété, récupéré, instrumentalisé, mais rarement compris pour ce qu’il est. Ce vertige d’idéation, dans lequel l’Iran est pris, reflète nos propres limites face aux idées qui, loin d’ouvrir des portes vers le réel, nous maintiennent dans un état d’impuissance.
L’Iran, et peut-être l’Occident avec lui, est pris au piège de ce vertige d’idées, où l’acte de résister devient une fin en soi, un échec sécurisé qui conforte mais ne libère pas. Que regardons-nous, au fond ? Peut-être bien notre propre impuissance, notre propre échec à aller au-delà des idées pour enfin toucher à la réalité.