La moralisation excessive de la vie politique est l’un des symptômes les plus pernicieux de nos démocraties modernes. Si la critique morale d’un homme politique, comme dans le cas hypothétique de François Bayrou choisissant d’assister à un conseil municipal à Pau plutôt que de se rendre à Mayotte après un cyclone, semble légitime à première vue, elle révèle en réalité une dérive dangereuse. Cette dérive repose sur la subjectivité de la morale (Ethos) et sur la tyrannie de l’émotion (Pathos) au détriment du cadre objectif de la loi (Logos). Or, dans une démocratie, seule la loi peut garantir la justice et l’égalité.
La morale, par essence subjective, ne saurait constituer une règle universelle. Chaque individu, chaque groupe, chaque époque possède sa propre définition du bien et du mal. Si cette subjectivité venait à diriger la vie politique, elle plongerait la société dans l’arbitraire, où une même action serait jugée différemment selon les sensibilités dominantes du moment. C’est là le cœur de la tyrannie de la majorité : une opinion morale, souvent amplifiée par les émotions collectives, devient une norme implicite qui asphyxie l’action politique. Pourtant, l’espace public ne peut être régulé par ce qui relève du privé.
L’exemple des droits civiques aux États-Unis illustre parfaitement ce point. Dans les années 1960, une majorité d’Américains blancs considérait immoral que les Noirs aient les mêmes droits que les autres citoyens. Si l’on avait suivi cette morale dominante, l’égalité juridique n’aurait jamais été instaurée. C’est précisément la loi, expression objective d’un consensus rationnel, qui a permis de dépasser cette subjectivité et d’inscrire dans le droit une égalité fondamentale. L’histoire prouve que la morale collective est souvent en retard sur les évolutions légitimes et que seule la loi peut assurer un progrès durable.
On peut alors répondre au raisonnement classique : « L’esclavage était légal, mais était-ce juste ? » Il serait faux d’opposer systématiquement la légalité et la justice. L’esclavage n’a pas été aboli par des injonctions morales subjectives, mais par une transformation progressive de la loi elle-même, qui a su intégrer des principes de justice universelle. Rejeter la loi sous prétexte qu’elle n’est pas toujours parfaite revient à nier sa capacité à évoluer et à synthétiser la morale collective. La loi est précisément le point d’équilibre entre Pathos (l’émotion collective), Ethos (l’éthique) et Logos (la rationalité).
Dans le cas de François Bayrou, la question à poser est simple : avait-il le droit d’assister à son conseil municipal ? La réponse est oui. Selon le cadre légal, un membre du gouvernement peut cumuler certaines fonctions, à l’inverse des députés. Dès lors, contester sa présence relève d’un jugement moral subjectif et non d’une infraction au droit. Cette critique, en apparence anodine, est en réalité l’illustration d’une exploitation politique de la morale. En soumettant chaque action publique au poids d’une morale fluctuante, on enferme la réflexion et l’action dans un triangle d’étranglement où seule compte l’opinion dominante du moment.
La moralisation excessive de la vie politique n’est donc pas un progrès, mais une régression. Elle paralyse l’action publique, favorise l’émotion au détriment de la raison, et fragilise les fondements mêmes de la démocratie. Une société ne peut fonctionner durablement sans règles universelles, et ces règles ne peuvent être établies que par la loi. La morale doit rester dans la sphère privée. En démocratie, seule la loi, en tant que synthèse du Pathos, de l’Ethos et du Logos, peut assurer la justice collective et protéger l’espace public des dérives arbitraires.
Ainsi, critiquer un homme politique sur la base de la morale plutôt que de la légalité n’est pas seulement absurde, c’est dangereux. Car si la morale devenait la norme, ce serait la fin de l’égalité, de la stabilité et, à terme, de la démocratie elle-même.